Posté le 16 février 2013 |
Lorsque les historiens étudieront la révolution syrienne, ils écriront un double récit. Celui d’une plongée dans l’horreur au-delà des mots, d’une part. De l’autre, celui d’une honteuse comédie occidentale, multipliant les prétextes pour ne rien faire, tout en condamnant Russie, Chine et Iran de soutenir ouvertement le régime Assad.
Depuis deux ans, nous avons toujours eu un train de retard sur la révolution syrienne. Nous n’avons pas compris la nature de cette révolution à ses débuts et sous-estimé la violence dont étaient capables les dirigeants syriens. La faute en revient en partie aux diplomates occidentaux qui n’ont pas pris la mesure de ce qui était en train de se dérouler sous leurs yeux : un peuple réclamant pacifiquement qu’il lui rende sa liberté et sa dignité à un régime qui, dès les premiers jours, n’a pas hésité à faire couler le sang et à torturer des enfants.
Lorsque, quelques mois plus tard, las de se faire tuer, une partie des révolutionnaires ont pris les armes, nous avons regretté qu’ils renoncent au pacifisme ; lorsque l’opposition a, timidement, c’est vrai, commencé à se constituer, nous avons posé d’innombrables conditions avant de la reconnaître du bout des lèvres et sans jamais lui donner les moyens matériels et politiques dont elle avait besoin pour exister ; malgré les victimes, dont le nombre croissait chaque jour, malgré la violence de plus en plus insoutenable, nous n’avons non seulement jamais envisagé d’intervenir, mais même affirmé qu’il n’était pas question d’intervenir, ajoutant au cynisme une incroyable maladresse politique.
Il y a bientôt un an, sur ce blog, j’avais plaidé en faveur d’une action internationale en Syrie au nom de la morale, en soulignant également le danger politique qu’il y avait à ne rien faire (ou si peu que cela revenait à ne rien faire).
Or que s’est-il passé depuis un an ? L’armée syrienne libre a incontestablement progressé sur le terrain. Pourtant, Assad est toujours en place, même s’il règne sur un territoire qui se réduit comme peau de chagrin. Russes et Iraniens continuent à l’alimenter en armes. Le nombre de morts donne le vertige : sans doute entre 100.000 et 200.000 victimes. Les dégâts matériels sont tels que certains témoins étrangers n’hésitent pas à comparer les villes syriennes à Berlin à la fin de la Seconde Guerre mondiale. La faim, le froid sont partout. Les survivants de deux ans de carnage, qui ont décimé des familles entières, des quartiers entiers, n’auront sans doute pas assez de toute une vie pour oublier ce qu’ils ont vécu. Sans une aide sérieuse à l’opposition, qui passe nécessairement par la livraison d’armes, la situation actuelle peut s’éterniser. L’ASL aura certes le régime à l’usure, mais dans quel état sera le pays, dans quel état sera ce peuple ?
Nous avons probablement laissé passer le moment d’intervenir en Syrie, même si le récent raid – en quelque sorte de routine – de l’armée israélienne peut laisser penser le contraire. En revanche, il n’est pas trop tard pour équiper les révolutionnaires et leur donner les moyens de l’emporter rapidement sur le terrain. C’est ce qu’ont demandé des commentateurs avertis tels qu’Anne-Marie Slaughter ou, plus récemment, James Dobbins, c’est ce que réclame depuis des mois John McCain. Nous avons appris il y a une dizaine de jours qu’ils avaient été entendus par quelques membres éminents de l’ancienne équipe d’Obama : Hillary Clinton, Leon Panetta et David Petraeus. Mais cette ligne a été refusée par Obama lui-même. Raison invoquée : trop de risque que ces armes se retrouvent entre les mains de jihadistes. L’Union européenne est sur cette position, même si, à en croire les déclarations de François Hollande ce serait parce qu’il reste une possibilité de négocier avec le régime.
Inutile de s’attarder sur cette seconde justification, qui est soit naïve soit parfaitement cynique. L’argument d’Obama mérite en revanche qu’on s’y arrête.
Certes, des groupes jihadistes sont venus rejoindre les rangs des combattants ces derniers mois. Il est même vraisemblable que c’est en partie grâce à eux que l’opposition armée a marqué des points dans certaines régions. On peut tout d’abord se demander si l’on doit punir les combattants syriens ordinaires d’avoir fait alliance avec des groupes islamistes faute d’avoir reçu l’aide occidentale que méritait leur cause. On peut également s’agacer de voir un peuple, qui se fait massacrer depuis deux ans, soupçonné d’être prêt à faire allégeance aux islamistes alors qu’il n’a cessé d’affirmer le contraire et que l’essentiel de son action le prouve, comme le montre un papier récent d’Ignace Leverrier.
Plus encore, pourquoi ne pas écouter le vieux dicton qui dit qu’entre deux maux, il faut choisir le moindre ? Ne pas fournir d’armes aux révolutionnaires c’est laisser le conflit s’éterniser. Cela signifie plus de morts et de destructions, ce qui est déjà en soi une raison pour agir. Cela signifie également laisser davantage encore de place à ces jihadistes dont nous avons tellement peur. C’est-à-dire accroître leurs chances de prendre pied en Syrie et de menacer toute la région. Nous aurons alors très exactement ce que nous prétendons vouloir à tout prix éviter.
Inversement, fournir des armes aux groupes jugés sûrs par les services secrets occidentaux (l’attitude de Panetta et Petraeus montre bien que ces groupes sont clairement identifiés), c’est certes risquer que quelques-unes de ces armes s’égayent dans la nature et servent au jihad, mais c’est surtout permettre au peuple syrien de se débarrasser plus rapidement de ce régime assassin et de prendre en main sa destinée. Plus vite il en ira ainsi, plus faible sera le risque d’une Syrie jihadisée. Plus vite nous aiderons le peuple syrien à se libérer, plus nous aurons de chances de l’éloigner de la tentation extrémiste.
A défaut d’obéir à ce que devrait nous dicter la morale, écoutons du moins le langage du pragmatisme et de la raison. Et ne tardons plus.