Les trois leçons des événements syriens

Nous savions depuis longtemps que le régime syrien était sans scrupule et cruel.

Depuis la répression de Hama en 1982 contre les Frères musulmans, nul n’ignorait que cette dictature était prête à une répression féroce. D’autant plus féroce que les réactions internationales étaient limitées, comme si, par un accord tacite, l’Occident avait donné blanc-seing au pouvoir en place à Damas pour lutter contre l’islamisme sous toutes ses formes. Quitte à fermer les yeux sur son interprétation extensive du danger islamiste : toute contestation du pouvoir pouvait dégénérer en guerre civile (ou multiconfessionnelle) et amener au pouvoir ces extrémistes. Dans le contexte géopolitique du Proche-Orient, c’était un risque qu’aucun pays occidental n’osait prendre.

Malgré l’assassinat de Rafiq Hariri au Liban en 2005, l’Occident continuait à créditer Bachar el-Assad d’un minimum d’humanité. Depuis qu’il a fait ouvrir le feu sur son peuple, couvert – voire encouragé, il faudra attendre pour le savoir – les exactions commises par ses services depuis le 15 mars (certaines vidéos qui circulent sont insoutenables), nous savons sans le moindre doute que le jeune docteur, apparemment occidentalisé, dont on attendait tant, est capable de la même cruauté que son père.

Nous savons aussi maintenant que ce régime peut faire preuve d’une profonde stupidité.

En effet, alors qu’au sein du monde arabe, la Syrie semblait épargnée par la contagion du « printemps arabe » — ce qui permettait à son président de dauber sur les dirigeants qui ne sont pas à l’écoute de leur peuple —, le régime s’est, par pure sottise, mis dans une situation difficile à Daraa. En arrêtant, parce qu’ils avaient écrit des slogans contre le régime, une dizaine d’enfants et d’adolescents de cette localité, puis en les transférant à Damas (alors qu’il y avait des filles parmi eux) et en torturant certains d’entre eux, les moukhabarat ont fait preuve d’une stupidité dont seules sont capables les dictatures chancelantes. Comment pouvaient-ils ignorer qu’il s’agissait, pour une population encore très marquée par ses traditions, d’un acte absolument inacceptable, d’une déclaration de guerre ?

Au lieu de s’empresser de calmer le jeu en manifestant regrets et compassion et en mettant rapidement en œuvre quelques vraies réformes, le raïs syrien a d’abord temporisé, dans l’espoir que ce qu’il jugeait probablement un mouvement d’humeur passager s’épuise naturellement. Lorsqu’il est apparu qu’en réalité, les manifestations gagnaient d’autres villes de Syrie, il a enfin pris la parole, non devant son peuple, mais devant son parlement fantoche. Son discours, qui ressemblait plus à l’admonestation d’un père à ses enfants, assorti de vagues promesses, ne pouvait qu’humilier son peuple et blesser tous ceux qui étaient déjà descendus dans la rue réclamer la liberté et ceux qui y avaient perdu des proches. L’attitude souriante, apparemment décontractée de Bachar el-Assad, sa manière d’envoyer des baisers à la foule massée, spontanément bien sûr, devant le parlement pour le saluer n’ont fait qu’attiser la colère d’un peuple lassé de n’être pas entendu.

Ce discours était le signe que le mal qui avait déjà perdu Ben Ali et Moubarak — la lenteur et l’inadéquation de la réaction du pouvoir aux demandes populaires — incubait aussi chez les Assad. Ses symptômes se sont ensuite aggravés : nomination d’un gouvernement, composé soit de survivants du précédent soit de collaborateurs des ministres destitués et abrogation, bien lente et après bien trop d’effets d’annonce, de la loi sur l’état d’urgence remplacée par un texte ayant les mêmes effets. De plus en plus frustrés et voyant le régime sur la pente des concessions, les manifestants n’ont pas relâché leur pression et ont majoré leurs demandes : aujourd’hui, le départ du président et de ses affidés est de plus en plus souvent réclamé.

Plus encore, nous savons désormais qu’à ce mélange de cruauté et de sottise le courageux peuple syrien a opposé une grande maturité. Alors que le régime essayait de les entraîner vers des affrontements communautaires, dont il aurait pu tirer parti, les manifestants n’ont cessé de proclamer leur unité : ce terme, qui relève plus d’une position philosophique et politique que du slogan, s’entend dans toutes les manifestations, allié à la trinité « Dieu, Syrie, liberté ». Quant aux violences commises jusqu’ici par les manifestants, elles s’apparentent plus à l’iconoclastie qu’à la lutte armée.

À ce peuple, qui manifeste pacifiquement, en ne s’en prenant qu’aux symboles du régime, celui-ci répond par la brutalité, sans prendre conscience que le sang versé le rend définitivement illégitime aux yeux des Syriens et de la communauté internationale. Mais peut-être est-ce parce qu’il se sait, par nature et dès l’origine, illégitime qu’à l’heure de vérité – celle qui a vu le départ des présidents tunisien et égyptien —, Bachar el-Assad ne frémit pas à l’idée de faire tirer sur son peuple.

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