Entre deux maux, il faut choisir…

Lorsque les historiens étudieront la révolution syrienne, ils écriront un double récit. Celui d’une plongée dans l’horreur au-delà des mots, d’une part. De l’autre, celui d’une honteuse comédie occidentale, multipliant les prétextes pour ne rien faire, tout en condamnant Russie, Chine et Iran de soutenir ouvertement le régime Assad.

Depuis deux ans, nous avons toujours eu un train de retard sur la révolution syrienne. Nous n’avons pas compris la nature de cette révolution à ses débuts et sous-estimé la violence dont étaient capables les dirigeants syriens. La faute en revient en partie aux diplomates occidentaux qui n’ont pas pris la mesure de ce qui était en train de se dérouler sous leurs yeux : un peuple réclamant pacifiquement qu’il lui rende sa liberté et sa dignité à un régime qui, dès les premiers jours, n’a pas hésité à faire couler le sang et à torturer des enfants.

Lorsque, quelques mois plus tard, las de se faire tuer, une partie des révolutionnaires ont pris les armes, nous avons regretté qu’ils renoncent au pacifisme ; lorsque l’opposition a, timidement, c’est vrai, commencé à se constituer, nous avons posé d’innombrables conditions avant de la reconnaître du bout des lèvres et sans jamais lui donner les moyens matériels et politiques dont elle avait besoin pour exister ; malgré les victimes, dont le nombre croissait chaque jour, malgré la violence de plus en plus insoutenable, nous n’avons non seulement jamais envisagé d’intervenir, mais même affirmé qu’il n’était pas question d’intervenir, ajoutant au cynisme une incroyable maladresse politique.

Il y a bientôt un an, sur ce blog, j’avais plaidé en faveur d’une action internationale en Syrie au nom de la morale, en soulignant également le danger politique qu’il y avait à ne rien faire (ou si peu que cela revenait à ne rien faire).

Or que s’est-il passé depuis un an ? L’armée syrienne libre a incontestablement progressé sur le terrain. Pourtant, Assad est toujours en place, même s’il règne sur un territoire qui se réduit comme peau de chagrin. Russes et Iraniens continuent à l’alimenter en armes. Le nombre de morts donne le vertige : sans doute entre 100.000 et 200.000 victimes. Les dégâts matériels sont tels que certains témoins étrangers n’hésitent pas à comparer les villes syriennes à Berlin à la fin de la Seconde Guerre mondiale. La faim, le froid sont partout. Les survivants de deux ans de carnage, qui ont décimé des familles entières, des quartiers entiers, n’auront sans doute pas assez de toute une vie pour oublier ce qu’ils ont vécu. Sans une aide sérieuse à l’opposition, qui passe nécessairement par la livraison d’armes, la situation actuelle peut s’éterniser. L’ASL aura certes le régime à l’usure, mais dans quel état sera le pays, dans quel état sera ce peuple ?

Nous avons probablement laissé passer le moment d’intervenir en Syrie, même si le récent raid – en quelque sorte de routine – de l’armée israélienne peut laisser penser le contraire. En revanche, il n’est pas trop tard pour équiper les révolutionnaires et leur donner les moyens de l’emporter rapidement sur le terrain. C’est ce qu’ont demandé des commentateurs avertis tels qu’Anne-Marie Slaughter ou, plus récemment, James Dobbins, c’est ce que réclame depuis des mois John McCain. Nous avons appris il y a une dizaine de jours qu’ils avaient été entendus par quelques membres éminents de l’ancienne équipe d’Obama : Hillary Clinton, Leon Panetta et David Petraeus. Mais cette ligne a été refusée par Obama lui-même. Raison invoquée : trop de risque que ces armes se retrouvent entre les mains de jihadistes. L’Union européenne est sur cette position, même si, à en croire les déclarations de François Hollande ce serait parce qu’il reste une possibilité de négocier avec le régime.

Inutile de s’attarder sur cette seconde justification, qui est soit naïve soit parfaitement cynique. L’argument d’Obama mérite en revanche qu’on s’y arrête.

Certes, des groupes jihadistes sont venus rejoindre les rangs des combattants ces derniers mois. Il est même vraisemblable que c’est en partie grâce à eux que l’opposition armée a marqué des points dans certaines régions. On peut tout d’abord se demander si l’on doit punir les combattants syriens ordinaires d’avoir fait alliance avec des groupes islamistes faute d’avoir reçu l’aide occidentale que méritait leur cause. On peut également s’agacer de voir un peuple, qui se fait massacrer depuis deux ans, soupçonné d’être prêt à faire allégeance aux islamistes alors qu’il n’a cessé d’affirmer le contraire et que l’essentiel de son action le prouve, comme le montre un papier récent d’Ignace Leverrier.

Plus encore, pourquoi ne pas écouter le vieux dicton qui dit qu’entre deux maux, il faut choisir le moindre ? Ne pas fournir d’armes aux révolutionnaires c’est laisser le conflit s’éterniser. Cela signifie plus de morts et de destructions, ce qui est déjà en soi une raison pour agir. Cela signifie également laisser davantage encore de place à ces jihadistes dont nous avons tellement peur. C’est-à-dire accroître leurs chances de prendre pied en Syrie et de menacer toute la région. Nous aurons alors très exactement ce que nous prétendons vouloir à tout prix éviter.

Inversement, fournir des armes aux groupes jugés sûrs par les services secrets occidentaux (l’attitude de Panetta et Petraeus montre bien que ces groupes sont clairement identifiés), c’est certes risquer que quelques-unes de ces armes s’égayent dans la nature et servent au jihad, mais c’est surtout permettre au peuple syrien de se débarrasser plus rapidement de ce régime assassin et de prendre en main sa destinée. Plus vite il en ira ainsi, plus faible sera le risque d’une Syrie jihadisée. Plus vite nous aiderons le peuple syrien à se libérer, plus nous aurons de chances de l’éloigner de la tentation extrémiste.

A défaut d’obéir à ce que devrait nous dicter la morale, écoutons du moins le langage du pragmatisme et de la raison. Et ne tardons plus.

Le droit du peuple syrien à l’autodétermination

 

La révolution syrienne aura été accompagnée par un discours à la fois incantatoire et performatif des dirigeants Occidentaux (Turcs compris). Depuis au moins dix-huit mois, tous ont déclaré, au moins une fois, que le régime de Bachar al-Assad allait tomber, espérant peut-être qu’énoncer cette idée accélèrerait l’avènement de la chute d’Assad. On pourrait – les historiens le feront sans doute un jour – écrire un florilège de ces phrases inutiles, souvent proches de propos de café du commerce.

Sans doute donneront-elles alors un sentiment de honte aux peuples dont ces dirigeants étaient censés exprimer l’avis. Honte parce qu’au début de la révolution, ces propos ont incité des Syriens à descendre dans la rue, convaincus qu’ils étaient que le monde occidental les soutiendrait, et à se faire tuer pour obtenir liberté et dignité. Honte parce que ces phrases creuses ne se sont accompagnées d’aucune aide matérielle à un peuple qu’on emprisonnait, torturait, massacrait et qu’à présent, on bombarde et on affame. Elles témoignaient au fond d’une grande indifférence au sort du peuple syrien abandonné.

Tout ceci, a déjà été dit ailleurs et sur ce site.

Le pire est pourtant peut-être à venir. A la pusillanimité (chaque fois justifiée par les vetos russes et chinois) et à l’indifférence, quand ce n’était pas de la sottise stratégique (déclarations réitérés qu’il n’y aurait pas d’intervention occidentale), les dirigeants occidentaux sont en train d’ajouter l’outrecuidance.

Elle s’est manifestée une première fois cet automne, lorsqu’Américains, Britanniques et Français ont averti Assad que s’il faisait usage de ses armes chimiques, il n’échapperait pas à une intervention. Les Syriens ont bien compris qu’il ne s’agissait pas de les protéger, mais de préserver leurs voisins et le monde occidental. Pour eux, mourir sous la torture, sous les balles, les bombes ou les scuds ou sous l’effet de poisons chimiques ne fait guère de différence.

Elle est devenue totalement évidente en décembre, après la reconnaissance de la Coalition nationale comme représentant légitime du peuple syrien. Laissons de côté le refus obstiné pendant des mois des dirigeants occidentaux de reconnaître les premières tentatives d’organisation de l’opposition. (Une telle reconnaissance aurait peut-être accéléré à la fois l’unification de l’opposition et la fin du cauchemar pour le peuple syrien, mais admettons qu’il ne s’agit là que d’une hypothèse optimiste).

Depuis que les Occidentaux ont reconnu cette coalition, que certains, ainsi que les pays du Golfe, considèrent comme LEUR création, ils ont mis en œuvre une politique pudiquement appelée The day after pour déterminer ce que doit être une Syrie débarrassée du régime Assad. On en trouve l’esquisse dans les treize points du Protocole de Doha (une armée syrienne limitée à 50.000 hommes, abandon définitif de toute revendication sur l’ex sandjak d’Alexandrette, livraison à la Turquie des Kurdes recherchés par elle, etc.). Cela ressemble fort à une limitation de la souveraineté syrienne, non ? Ajoutons  les déclarations de Victoria Nuland – qui, à ma connaissance n’est ni Syrienne ni membre associé à la Coalition nationale syrienne – « Les extrémistes et les idéologies terroristes n’ont pas leur place dans la Syrie de l’après-Assad »  (http://abonnes.lemonde.fr/international/article/2012/12/12/les-etats-unis-adoubent-la-coalition-nationale-syrienne_1804996_3210.html). Je ne vais pas multiplier les exemples, on en trouvera abondamment en lisant la presse internationale.

Cela rappelle beaucoup les conditions imposées à la France par le Congrès de Vienne en 1815 ou à l’Allemagne après la Seconde Guerre mondiale. Avec une différence de poids : la France et l’Allemagne avaient fait la guerre à leurs voisins et les avaient occupés. Le régime syrien n’a fait la guerre qu’à son propre peuple. Au nom de quoi devrions-nous réduire la souveraineté d’un peuple qui se fait tailler en pièces depuis près de deux ans pour conquérir sa liberté et le droit de décider comment il veut être gouverné ? Et quelle crédibilité, quelle légitimité avons-nous, après avoir fermé les yeux sur ce qui se déroulait à nos portes, pour décider ce que doit être l’avenir de la Syrie ? Ce peuple a versé assez de son sang pour que nous lui reconnaissions le droit à l’autodétermination, quelle qu’elle soit.

Le sort des minorités ? Le risque d’islamisme ? Ce sont effectivement des points qui justifient une inquiétude. Cependant, en n’agissant pas lorsque nous aurions dû le faire, nous avons-nous-mêmes facilité l’irruption de combattants jihadistes et laissé la société syrienne glisser, avec la bénédiction d’Assad, dans une vision communautariste qui ne lui était pas naturelle (n’oublions pas le slogan des débuts de la révolution : Wahed ! Wahed ! Wahed !). Par ailleurs, pourquoi ne pas parier sur le bon sens du peuple syrien et ne pas le laisser faire l’expérience d’un monde sans Assad ? (N’avons-nous pas, nous aussi, erré durant des années, après nos révolutions ?)

Notre devoir aujourd’hui, après tant d’indifférence à ses souffrances n’est pas de lui dicter sa conduite, mais – lorsqu’il se sera libéré – de lui tendre la main pour l’aider à reconstruire son pays dévasté et, par une attitude bienveillante et ouverte, lui donner à comprendre l’intérêt de la démocratie et de la liberté pour préserver les droits qu’il aura si chèrement payés.

Où est Zaynab al-Hosni ?

De l’océan de douleur et de détresse qu’est devenue la Syrie depuis près de deux ans, nous arrivent quotidiennement de si terribles récits que nous avons peut-être tendance à les oublier au fur et à mesure que de nouvelles informations viennent se superposer aux premières.

Pourtant, qui ne se souvient de l’histoire de Zaynab al Hosni de Homs ? Son cadavre torturé au point d’en être méconnaissable fut rendu à sa mère en même temps que celui de l’un de ses frères, également martyrisé (cf. ici), avant que la jeune fille (ou une jeune fille lui ressemblant) ne réapparaisse soudain à la télévision syrienne et, quelques jours plus tard, à la télévision russe.

Nous avions ensuite appris que la famille al-Hosni avait été évacuée de Homs vers le Liban. Depuis, rien de plus. L’histoire de Zaynab, son destin – était-elle morte ou vivante ? – avaient été remplacés par d’autres histoires, tout aussi horribles, Homs avait été pilonnée par l’armée régulière, la Syrie tout entière s’était embrasée. Plus de 40.000 Syriens étaient morts et plus de 60.000 avaient disparu. Lire la suite

Syria : Politics and Morals

We have made many mistakes in assessing the Syrian regime and its leader Bashar-al Assad. I have already pointed out a few of them in this blog. Our most serious mistake was probably to consider that it was simply more harshly despotic than other regimes, without seeing that its very nature differed from the dictatorships we usually compared it to.

Let’s admit that we may have been taken in by the appearance of the young dictator, reputedly schooled in the West (where he only spent fifteen months as an adult and mainly in the company of Syrians), trained as a doctor, a profession that would seem, a priori, to require some qualities of compassion and married to a young, beautiful, UK-educated Syrian with an impressive résumé (that no one ever thought to check however).

And yet there were many signs that should have awakened our caution. Nevertheless it took five months for the westerners to understand that it was useless to wait for him to change his governmental politics and, at last, call for his resignation.

Deep down, we see the Syrian regime as the oriental cousin of Tunisia or Egypt, that is, securitocracies with patrimonial power that the West put up with for economic or geopolitical reasons. But it’s more to Saddam Hussein’s or Gaddafi’s regimes that we should have, from the start, compared Bashar-al Assad’s.

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SYRIE : LA POLITIQUE ET LA MORALE

Nous avons commis beaucoup d’erreurs dans notre évaluation du régime syrien et de son chef, Bachar al-Assad. J’ai déjà eu l’occasion sur ce blog d’en signaler quelques-unes. La plus grave est sans doute d’avoir considéré qu’il s’agissait d’un despotisme simplement plus brutal que les autres alors qu’il est en fait d’une autre nature que les dictatures avec lesquelles nous l’avons longtemps comparé.

Admettons que nous ayons pu être abusés par les apparences de ce jeune dictateur, réputé formé en Occident (alors qu’il n’y a passé que quinze mois, à l’âge adulte et n’y a guère fréquenté que des Syriens), formé à la médecine, profession qui semble a priori exiger des qualités de compassion, marié à une jeune et jolie Syrienne éduquée au Royaume Uni, dotée d’un impressionnant CV (que toutefois personne n’a jamais eu l’idée de vérifier).

Pourtant, nombreux étaient les indices qui auraient dû nous amener à nous montrer plus circonspects. Il a néanmoins fallu cinq mois aux Occidentaux pour comprendre qu’il était inutile d’attendre de lui qu’il réforme son mode de gouvernement et appeler enfin à sa démission.

Au fond de nous, nous considérions le régime syrien comme le cousin levantin du tunisien ou de l’égyptien, c’est-à-dire des sécuritocraties avec patrimonialisation du pouvoir, dont l’Occident pouvait néanmoins s’accommoder pour des raisons économiques et/ou géopolitiques. C’est davantage aux régimes de Saddam Hussein ou de Kadhafi qu’il aurait fallu, dès le début, comparer celui de Bachar al-Assad.

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A limited and legally justified military action is becoming urgent in Syria

This is the answer given by strategists when they are told of the Syrian regime’s slaughter of its people and of the deadlock the international community is facing, due to the Russian and Chinese vetoes.

1. There is a legal framework for a limited military action

Preliminary question: can the so-called “humanitarian intervention” of NATO against Serbia be transposed to Syria ? The answer is no.

On the one hand, this action was deemed questionable, even if it allowed the international community to set a number of limits: the establishment of a multilateral framework (NATO and EU in the case of Serbia); the limitation of objectives (constrain Serbia to give up Kosovo) and a set proportion between the aim and means of action.

On the other hand, after the Serbian experience – and also partly to draw a lesson from it – the UN summit of heads of state in September 2005 adopted the Responsibility to Protect (R2P).

Indeed, the UN Member States stated at the time that “Each individual State has the responsibility to protect its populations from genocide, war crimes, ethnic cleansing and crimes against humanity.” When a State fails to protect its population, because it is unable or unwilling to do it (as is the Syrian regime), the international community has the subsidiary responsibility to help protect this population from these four categories of crimes.

Of course, it is a priori the Security Council which is in charge of the implementation of this responsibility (Darfur 2006, Ivory Coast and Libya 2011). But what if the Security Council is unable to act? The R2P is a commitment of the international community towards the peoples of the world. It may be argued that the international community is bound both legally and morally by this commitment which constrains it to protect, even when one of the Permanent Members of the Security Council expresses its reluctance. (Otherwise it might be necessary to create new legal category in International Law, that of the complicity of a State obstructing the R2P for one of these four crimes.) Lire la suite