Le peuple syrien victime de la raison d’État
Il ne fait plus de doute pour personne aujourd’hui que le régime syrien a entrepris de réprimer le soulèvement de son peuple avec une brutalité qui n’étonne que ceux qui ont pu avoir foi en Bachar el-Assad. Bien que la répression soit de même nature, si ce n’est pire, que celle menée par Kadhafi, il n’a jamais été question d’une intervention internationale en Syrie. Quelles que soient les raisons des gouvernements occidentaux, l’opposition syrienne, pour sa part, y est opposée et n’a cessé de répéter qu’une intervention risquerait de provoquer dans la population un réflexe de solidarité avec le régime.
Reste que les Syriens, qui sont descendus dans la rue — c’est après le vote de la résolution sur la Libye que le mouvement de protestation a vraiment commencé en Syrie — et se sont fait mitrailler, pensaient que la communauté internationale ferait vigoureusement pression sur les autorités syriennes. C’est ce qu’ont entrepris la France, le Royaume-Uni et les États-Unis. Sans mâcher leurs mots, ces trois pays ont appelé à des sanctions contre les principaux responsables. Ils se sont malheureusement heurtés à la raison d’État ou à des considérations politiques.
Ces trois pays n’ont été suivis ni par la Chine ni par la Russie, qui bloquent toute action au Conseil de Sécurité et ne veulent pas cautionner une seconde intervention, fut-elle simplement de nature politique. Ni par les pays arabes, qui craignent d’affaiblir l’un d’eux face à Israël ou pensent que le chaos est la seule alternative à la famille Assad. Il est vraisemblable qu’après avoir renoué avec la Syrie ces dernières années, la Turquie préfère, elle aussi, avoir à ses frontières une dictature connue qu’un gouvernement aléatoire. Quant à l’Europe, une fois de plus victime de ses divisions, elle n’a même pas consenti à inscrire Bachar el-Assad en tête des dignitaires à sanctionner.
Or ne rien faire, c’est désespérer un peuple courageux qui, depuis près de deux mois, tombe sous les balles et la torture ; à terme, c’est décourager d’autres nations tentées de s’opposer au despotisme qui les gouverne. Ne rien faire, c’est surtout signifier aux autorités syriennes, devenues illégitimes aux yeux de leur peuple, mais aussi au regard des principes théoriquement défendus par la communauté internationale, qu’elles peuvent continuer à massacrer et à torturer leur peuple. Une fois la rébellion matée, elles reprendront leur rhétorique pseudo-réformatrice et s’emploieront à faire oublier le sang versé, pensant avec le temps pouvoir reconquérir la place qu’on leur avait faite ces trois dernières années dans le concert des nations. L’insistance mise par le gouvernement syrien à s’assurer un siège cette année au Conseil des droits de l’homme, alors même qu’il bafoue ces mêmes droits montre clairement ce que sera sa ligne de conduite.
Que faire dans ces conditions ? Nous avons une première bataille à mener, celle des idées au sein de la communauté internationale. Aux trois pays en pointe dans la condamnation de la répression de convaincre les autres pays arabes, mais aussi la Turquie et Israël que l’assassinat du peuple syrien ne peut que déstabiliser davantage encore la région. Même s’il sort vainqueur de son affrontement contre son peuple, Bachar el-Assad – en qui les Syriens avaient mis tant d’espoir lors de son avènement et qu’il a si cruellement déçus, d’abord en ne faisant rien, puis en les tuant ou en les torturant sans scrupule – ne peut que sortir affaibli de cette crise. Ce qui signifie qu’il sera plus que jamais dans la main des Iraniens. Que les Iraniens soient ou non déjà au côté des forces de l’ordre syriennes, il ne fait pas de doute qu’Ahmadinejad et Khamenei suivent de près les événements syriens. Ils savent en effet que si le peuple l’emportait sur son président, leurs propres opposants reprendraient la lutte et cette fois, avec de bonnes chances de l’emporter.
Plus généralement, n’est-il pas temps de repenser notre grille de lecture et nos intérêts stratégiques dans la région, comme nous y invitent, depuis décembre, les peuples arabes, que nous avions crus définitivement écrasés ou prisonniers du fanatisme religieux, et, plus récemment, l’accord entre le Fatah et le Hamas, encore impensable il y a quelques mois ?
La seconde bataille, de l’ordre de l’éthique ou du sentiment, doit être livrée auprès de l’opinion publique afin de créer une empathie pour le peuple syrien. Il a trop longtemps été diabolisé parce que jugé totalement acquis à la politique que menaient ses gouvernants. Il vient de montrer qu’il pensait par lui-même, rejetait un régime qui ne règne que par la peur et la mort, était capable de dépasser ses divisions confessionnelles. En un mot qu’il méritait notre admiration, notre compassion et notre soutien autant que son peuple frère du Liban.